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INTERNET, l'histoire des orphelins qui n'avaient pas pensé à tout

Publié par Anna Schimchowna sur 6 Octobre 2015, 09:31am

Catégories : #Histoires

INTERNET, l'histoire des orphelins qui n'avaient pas pensé à tout

Io, Na, Té, Eau, Ri, No, El et Tar arrivèrent à l'orphelinat un mardi. Ils portaient le même t-shirt noir (trop grand pour la plupart d'entre eux), le même short long, les mêmes baskets abîmées. En dehors de son orphelinat, le village n’avait rien d’exceptionnel. On y trouvait, comme partout ailleurs, une ferme, une forge, une banque, une décharge et une auberge. Et, comme partout ailleurs où une famille avait fait fortune, il y avait aussi une bijouterie. L’orphelinat se trouvait au sud, en bordure de la forêt. On y entendait sans cesse le chant des oiseaux, toujours en grande conversation. Les journées y étaient réglées comme du papier à musique par la nonne, qui décidait des tâches de chacun selon leurs prédispositions. En plus de l’entretien des locaux et de la préparation des repas, les orphelins pouvaient travailler à l’atelier, où ils fabriquaient des poupées. De temps en temps, un orphelin était adopté. Mais le plus souvent, ils partaient pour être employés. Placer les orphelins occupait beaucoup la nonne. Elle recevait rarement des propositions et écrivait de nombreuses lettres vantant les mérites de ses protégés. Pleine de bonne volonté et d’amour, elle était néanmoins dépourvue de joie. L’orphelinat faisait peine à voir. Les murs étaient gris. Les feux qui les chauffaient l’hiver étaient cachés dans des poêles en fonte forgés spécialement. On n’y faisait jamais la fête. Heureusement, les enfants s’amusaient entre eux et on pouvait y entendre des rires, sortant momentanément l’endroit de son atmosphère lugubre. Ce matin-là, quand la nonne avait ouvert les portes, ils se tenaient face à elle, côte à côte, avec le même regard scrutateur. La nonne pensa d'abord qu'ils étaient frères et sœurs : malgré leurs différences physiques, une même expression animait leurs visages et leur donnait un air de famille. Puis elle se dit que c'était impossible : ils semblaient avoir le même âge. Ils la saluèrent, se présentèrent mais restèrent silencieux à toutes ses questions. Elle ne sut ni d'où ils venaient ni comment ils étaient arrivés.

A l'orphelinat, Io, Na, Té, Eau, Ri, No, El et Tar ne parlaient à personne. Ils n'avaient de contact qu'entre eux. Ils mangeaient à la même table, occupaient quatre lits superposés côte à côte dans le dortoir. On entendait rarement le son de leurs voix. Ils communiquaient par le regard ou par gestes. Ils se connaissaient à un niveau supérieur de conscience. Souvent alors même qu'ils n'avaient pu voir ou entendre ce qu'il se passait. Ils créaient peu de problèmes, ne se battaient jamais, mais tout le monde avait peur d'eux. Quelque chose, dans leur silence, inquiétait. Quelque chose, dans leur attitude, laissait à penser qu'il n'y avait pas de limites à ce qu'ils feraient pour se protéger. Personne ne savait ce qui les avait réunis, cependant tout le monde savait que rien, jamais, ne les séparerait. Au bout de quelques années, la nonne commença à chercher où les placer, mais personne n'avait besoin de seize bras, seize jambes et huit têtes. Alors, après avoir prié, prié et prié, elle les convoqua tous ensemble dans son bureau.

"Io, Na, Té, Eau, Ri, No, El, Tar ..." Elle savait exactement ce qu'elle devait leur dire, mais elle avait peur. “Ecoutez, vous devez savoir que vous n'allez pas pouvoir rester là indéfiniment. J'ai essayé de trouver un endroit où vous pourriez vivre et travailler ensemble, mais personne n'a de place pour vous tous. A la fin de l'année, vous devrez partir. Si vous voulez je peux vous placer, mais vous ne pourrez pas être ensemble.“ Elle s'attendait à ce qu'ils protestent, discutent, négocient. Mais ils restèrent muets une fois de plus. Ils se contentèrent d'échanger toutes sortes de regards entre eux. A l'orphelinat, on ne les avait jamais vus aussi agités. Ils avaient une conversation mouvementée avec leurs yeux.

Io : Quelqu'un a une idée ?

Na : On pourrait partir. Ici c'est le village, peut-être qu'à la ville on trouverait un endroit où ils auraient besoin de nous tous.

No : Et si on trouve rien ?

Na : Au moins on sera ensemble.

No : Ouais, jusqu'à ce qu'on nous remette en prison !

Na : Tout de suite les grands mots ! On a qu'à pas se faire attraper cette fois.

No : La dernière fois aussi on s'est crus les plus malins... Na : T'as une meilleure idée p't'être ?

Té et Tar : Arrêtez tous les deux. C'est pas comme ça qu'on va trouver une solution !

El : J'ai une idée, moi.

Ils se tournèrent tous vers lui. C'était le plus intelligent d'entre eux. C'était lui qui avait trouvé un moyen de les sortir de prison. C'était le plus lent aussi, il ne fallait pas le brusquer. Alors, suspendus à son regard, ils attendirent patiemment qu'il leur révèle son éclair de génie.

El : On pourrait fabriquer quelque chose qui nous permettrait d'être ensemble même si on est séparés. J'y réfléchis depuis un moment. J'ai pensé à un système pour communiquer à distance.

Io : Mais on sera pas vraiment ensemble...

Tar et Té : Pour l'instant c'est ce qu'on a de mieux. Et puis on a toujours jusqu'à la fin de l'année pour réfléchir.

Eau : On va pas laisser El bosser comme un dingue pour qu'au final...

El : Si on trouve mieux tant mieux.

Le lendemain, à l'heure du dîner, Io, Na, Té, Eau, Ri, No, El et Tar étaient plongés dans un immense sérieux. El avait besoin de matériaux et d'outils, et ils ne pouvaient faire autrement que les voler. Ils devraient sortir dans la nuit, quand l'orphelinat dormirait. Ils opéreraient en trois groupes. Té et Tar iraient chez le forgeron. Ri, Na et No à la décharge. Io, Eau et El se chargeraient du bijoutier. Une fois sortis de l'orphelinat, ils se réunirent avant de se séparer. Io leur rappela les règles :

1° Interdiction de revenir les mains vides.

2° Interdiction de se faire prendre.

3° Interdiction de mourir.

Tar et Té avaient pour mission de ramener du métal et des outils. Par chance, ils n'eurent pas besoin de pénétrer dans la forge, ils trouvèrent tout dans la petite cabane sans verrou. Ils rentrèrent les premiers. Na, No et Ri arrivèrent une heure après. La décharge n'était pas surveillée. Ils avaient été longs parce que le bois qu'ils ramenaient était lourd et ils avaient dû s'arrêter souvent pour se reposer. Ils déposèrent leurs trouvailles dans la salle de l'orphelinat où personne n'allait jamais et rejoignirent Té et Tar dans le dortoir. Là commença l'attente inquiète. Au bout d'une heure longue comme un jour sans pain, ils chuchotèrent ; ils ne pouvaient pas tous se voir dans leurs lits.

Na : "Et si on allait les aider ?"

No : "Ils vont arriver. Ils connaissent les règles."

Té : "C'est long parce qu'ils ont beaucoup de choses à prendre."

Tar : "Et ils n'ont pas de lumière et ne doivent pas faire de bruit."

Ri : "Oui, il faut leur faire confiance, essayons de dormir."

Na : "Essayons de dormir ? Ben dormez si vous le pouvez ! Moi je vais voir c'qui se passe."

Ri : "Non ! Personne ne bouge."

Na : "Mais s'ils se sont fait prendre !"

No : "C'est interdit ! Ri a raison, il faut leur faire confiance. S'ils étaient en danger on le saurait."

Na : "Raaa vous me fatiguez ! Tous !"

Té et Tar : "C'est bien, dors !"

Na montra son mécontentement en leur tournant le dos dans son lit, mouvement qu'elle accompagna d'un bruit rageur. La volonté du groupe l'emportait toujours sur les velléités individuelles. Peu avant le lever du soleil, ils entendirent de faibles bruits - évidemment aucun d'eux n'avait trouvé le sommeil - et leur attente se remplit d'espoir. Tous fixaient la porte. Quand elle s'ouvrit sur Io, le même sourire de soulagement vint illuminer leurs visages. Eau entra à son tour, El ferma la porte derrière lui. Des questions silencieuses jaillirent des cinq insomniaques.

No : Qu'est-ce qui s'est passé ?

Na : Pourquoi c'était si long ?

Ri : Vous avez tout trouvé ?

Tar et Té : Vous êtes blessés ?

Io : Le bijoutier ne dormait pas.

Eau : On a attendu des heures qu'il aille se coucher.

El : Et quand on a enfin pu entrer il a fallu chercher dans des centaines de boîtes.

Eau : Sans faire de bruit.

El : Et sans lumière.

Io : Et il y avait des boîtes cadenassées.

El : Il a fallu trouver les clés.

Io : Et toutes les essayer.

El : Sans faire de bruit.

Eau : Et sans lumière.

Io : Pendant un moment, on a cru qu'on y arriverait jamais.

Eau : Mais on a réussi, on a tout trouvé. Et vous ?

Tar et Té : Nous c'était facile.

Ri : Nous aussi. C'était lourd mais on a tout ramené.

El : Génial. Demain soir je commence la construction. Essayons de dormir un peu.

Le mois qui suivit, El était sans cesse accablé de questions auxquelles il répondait par de vagues "Tout va bien, ça avance” ou “Je gère”. Un matin il annonça : “Demain on essaye les machines”, ce qui entraîna quelques sifflements d'admiration.

Eau : Comment elle s'appelle ton invention ?

El : J'ai pensé à quelque chose avec nos initiales : INTERNET.

Io : Et comment ça marche ?

El : Ben c'est des boîtiers. Quand on regarde dedans ça envoie notre image aux autres boîtiers et on pourra tous se voir en même temps.

Pendant les premières heures de la nuit, El fignola son invention. Puis il remonta dans le dortoir les bras chargés et déposa un boîtier dans chaque lit. Au petit déjeuner ils se mirent d'accord. Io irait à la ferme, au nord du village. Par chance l'orphelinat avait besoin de lait et d'oeufs. Les autres devraient inventer des excuses. Té devait se rendre à la décharge, à l'est et Tar à l'ouest, chez le forgeron. El et Ri resteraient à l’orphelinat et prétendraient nettoyer les dortoirs avec No, Eau et Na, qui partiraient plus au sud, dans la forêt, puis se sépareraient après une heure de marche. Ils avaient jusqu'à ce que le soleil arrive à son zénith pour gagner leurs positions et mettre en marche leurs boîtiers comme El le leur avait montré. Ils étaient extrêmement excités. Io alla se porter volontaire auprès de la nonne pour aller chercher les provisions, Té prétexta devoir jeter des branches mortes et Tar expliqua qu'il pensait être fait pour le métier de forgeron mais voulait en avoir le coeur net. Na, Eau et No s'eclipsèrent sans être vus. El était très nerveux. Les boîtiers fonctionnaient côte à côte dans la salle où personne n'allait jamais, mais il n'était pas sûr qu'ils tiendraient la distance. Les autres s'étaient reposés sur lui et n'avaient pas cherché d'autre solution. Et le jour où on leur demanderait gentiment de partir approchait. Il regardait avec anxiété l'ascension du soleil, anticipant son point le plus haut comme le moment fatidique où il serait sacré génie absolu ou dévoyé au rang d'incapable leur ayant fait perdre un temps précieux. Les autres se dépêchaient. Le temps filait. Quand le soleil donna le signal, ils étaient tous en position. Ils appliquèrent les instructions et retinrent leurs respirations. Pendant quelques secondes, l'écran des machines fut parsemé d'étoiles puis huit carrés distincts s'y formèrent, dans lesquels apparurent leurs huit visages. Ils échangèrent peu de mots et beaucoup de sourires. Finalement El, après avoir réussi à contrôler son soulagement, déclara du regard : “Bon, ça fonctionne ! Faites ce que vous avez à faire et rentrez”. Ce qu'ils firent. Le soir ils allèrent voir la nonne et lui demandèrent de les placer.

Le jour de leur départ Io, Na, Té, Eau, Ri, No, El et Tar étaient, à l'exception des baluchons contenant leurs boîtiers accrochés aux bouts de bâtons qu'ils portaient sur leurs épaules, comme au jour de leur arrivée. La nonne, sachant qu'elle resterait sans réponse, ne posa pas la question qui lui brûlait les lèvres et se contenta de leur dire aurevoir. Io, qui était jolie, se rendit à l'auberge pour y être serveuse. Na, qui savait parler aux plantes et Eau, qui parlait aux animaux, prirent la direction de la ferme. Té, qui était grand et fort, alla officier pour le bûcheron. Ri, minutieuse et délicate, prit place chez le bijoutier. Tar, dont le mensonge contenait une part de vérité, marcha jusqu'à la maison du forgeron qui, n'ayant pas de descendance, devait former quelqu'un pour prendre sa relève. Le banquier attendait l'arrivée d'El, dont la nonne avait vanté l'intelligence et l'abilité à compter. No, dont la sagesse ne pouvait être mise à profit, dut se contenter d'un emploi à la décharge où l'on avait toujours besoin de bras.

La première année de leur séparation, ils se voyaient tous les soirs grâce à INTERNET et se rejoignaient presque tous les dimanche dans une clairière pour jouer et savourer leurs retrouvailles. Petit à petit, la tristesse s'était consolée et la satisfaction de pouvoir se voir tous les jours avait remplacé le bonheur d'être physiquement ensemble. Tout allait donc plutôt bien jusqu'au deuxième jour du deuxième mois de la deuxième année. En apparence, c'était un soir comme les autres. Chacun regardait les autres dans son boîtier. Eau racontait comment elle avait aidé Edmonde, sa vache préférée, à mettre bas. Ri avait mal fermé la porte de sa chambre et la lumière qui filtrait par l'entrebaîllement avait attiré l'attention du bijoutier qui, venant de terminer la commande de Mme Jouancy, montait se coucher. Ri, absorbée par l'emphase d'Eau, ne l'entendit pas entrer. Quand il demanda “Qu'est-ce que c'est que ça ?” elle sursauta et éteignit précipitamment sa machine, plongeant les sept autres dans la stupeur. “Qu'est-ce que c'est que ça ?” répéta le bijoutier avec un brin de fureur dans la voix. Ri cherchait un mensonge mais, terrifiée comme elle l'était, rien de plausible ne lui venait à l'esprit. “Tu as intérêt à me dire ce que c'est si tu veux pas que je le balance par la fenêtre !” Elle hésita. Peut-être que si elle lui racontait la vérité, le bijoutier la laisserait tranquille. Après tout, elle ne faisait rien de mal et si le bijoutier n'était pas spécialement gentil, il n'était pas spécialement méchant non plus. Lui, voyant la panique dans son regard, réfléchit. Elle ne faisait rien de mal (heureusement, ce qu'ils lui avaient volé était à l'intérieur du boîtier), mais il était curieux et cette machine avait l'air d'une invention très sophistiquée. Peut-être qu'il pourrait la convaincre d’en fabriquer d'autres et qu'il deviendrait riche. Il ne dépendrait plus alors des caprices de Mme Jouancy et du cours de l'or... “Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur. Dis moi juste où tu as eu cet engin et qui était à l'intérieur.” Ri pensa qu'il en savait déjà trop, et elle lui raconta tout. Avec l'innocence de l'enfance, elle vit de l'admiration là où elle aurait dû voir de l'avidité. Quand elle expliqua que c'était une idée d'El, qui travaillait maintenant à la banque, elle ne vit pas non plus qu'une fois passé ce détail, le bijoutier ne prêta plus aucune attention à ce qu'elle disait. Quand elle ralluma son boîtier, les sept autres n'avaient pas bougé d'un millimètre. Ils avaient espéré. Espéré et prié. Quand elle leur fit le récit de ce qu'il venait de se passer, leurs yeux restèrent silencieux pendant un long moment. En apparence, il s'agissait d'un incident sans importance, mais le même mauvais pressentiment leur parcourait l'échine et leur donnait des sueurs froides.

Le lendemain soir, El n'avait pas l'air dans son assiette, ce que les sept autres remarquèrent au premier regard.

Na, Eau et Io : Qu'est-ce que tu as El ?

El : Le bijoutier est venu me voir aujourd'hui. Il veut que je fabrique des boîtiers avec lui. Il ne m'a pas menacé directement mais il a laissé entendre que si je refusais, quelque chose de terrible allait arriver.

Na : On peut pas se laisser intimider. Qu’est-ce qu'il peut nous faire de toute façon ?

Té : C'est un adulte respecté.

Tar : Il peut raconter n'importe quoi, tout le monde le croira.

Na : On peut toujours s'enfuir !

Io : S'enfuir où ?

No : Si El accepte, on pourrait devenir riches et être tous ensemble !

Eau : Oh oui, dans une grande maison avec un grand jardin et des chèvres !

Na : Si c'est ça le but, d'accord. Mais si c'est par peur du bijoutier, c'est une très mauvaise idée...

Io : El, t'en penses quoi ?

El : Il faut que je réfléchisse encore. Na a raison : si j'accepte, il faut que ce soit pour une bonne raison. Le bijoutier repasse demain.

Le lendemain Io, Na, Té, Eau, Ri, No, El et Tar allumèrent leurs boîtiers à l'heure habituelle. Ils ne se dirent pas bonjour. Sept fixaient le carré contenant le visage d'El en essayant de ne pas avoir l'air trop impatient. Leurs journées avaient été interminables.

El : C'est sympa de pas me mettre la pression les gars !

Tous : Désolé, El.

El : Ouais... bon, j'ai accepté. J'ai posé des conditions. Je lui ai dit que j'avais besoin de vous. Demain, il va aller négocier votre départ avec vos patrons. Normalement après-demain on vivra tous chez lui. On dormira têtes bêches dans la chambre de Ri. Il nous nourrira mais déduira le coût de notre part des ventes.

Io, Té, No et Ri émirent des regards de joie mais Na, Eau et Tar pensaient à leurs plantes, leurs bêtes et leur forge. Et cela leur pinçait le cœur.

Io : Vous n'êtes pas contents ?

Na : Ben... ça me fait plaisir d'être avec vous, hein, mais je vais être triste sans mes plantes.

Tar : Moi j'adore forger.

Eau : Mes bêtes vont me manquer...

Ri : Alors vous voulez pas venir ?

Eau et Tar : On a pas dit ça !!

No : On vous explique juste pourquoi on est pas QUE contents...

El : Déjà, je peux dire au bijoutier que j'ai besoin de toi, Tar, à la forge. Pour les pièces spéciales.

Na : Peut-être que moi je peux faire un potager...

Eau : Et moi m'occuper de chèvres. On dépensera moins en nourriture.

El : J'en parlerai au bijoutier quand il viendra me débaucher demain matin.

Pendant ce temps, le bijoutier préparait le petit discours qu'il délivrerait pour relever les sept orphelins de leurs fonctions. Il regrettait de devoir l'essayer sur le banquier, qui serait le plus difficile à convaincre. Mais que ferait-il de bouches en plus à nourrir sans leur cerveau ? Il commença par trouver un bon mensonge (il ne pouvait pas prendre le risque que l'on découvre ses véritables intentions) qu’il habilla d'une infinité de détails destinés à noyer des questions qui pourraient le mettre dans l'embarras. Il s'endormit satisfait de lui-même. Comme prévu, le banquier fut le plus retors. Ce n'était pas tous les jours que l'on rencontrait un orphelin (les orphelins ne demandaient pas d'autres salaires que le gîte et le couvert) sachant compter comme El. Les négociations prirent une bonne partie de la matinée, à la fin desquelles le bijoutier se résolut à offrir une compensation pécuniaire au banquier. Le reste de la journée se passa sans accrocs majeurs (la fermière pleura en disant au revoir à ses talentueuses protégées, ce qui agaça le bijoutier et le fermier, hommes que les débalages d'émotion embarrassaient), il était facile de remplacer un bûcheron, une serveuse et une paire de bras à la décharge. Le bijoutier était satisfait de n'avoir finalement que six orphelins à débaucher. D'autant que, même s'il l'ignorait, le forgeron n'aurait jamais accepté de se séparer de Tar qu'il considérait, malgré sa constante mauvaise humeur, comme un fils. Le soir, El expliqua au bijoutier : “Demain, vous irez avec Té et No à la décharge pour prendre du bois. Moi j'irai à la forge pour commander les pièces de métal. Il faudra donner de l'argent à Na et Eau pour qu'elles achètent des graines et des chèvres. Les boîtiers que j'ai fabriqué pour nous ne sont pas très fiables parce que j'ai conçu le mécanisme avec des pierres ramassées dans la vieille carrière abandonnée. Je connais bien les propriétés des pierres, et cela fonctionnera mieux avec des pierres précieuses. Io et Ri feront votre inventaire pour savoir ce qu'il manque.”

Le bijoutier : "Et quand tu auras tout ce qu'il te faut, vous commencerez la fabrication."

El : "Oui. Vous pourrez commencer les ventes dans trois mois."

Le bijoutier trouvait cela long mais n'en dit rien. Pendant les trois mois qui suivirent, il rongea son frein, réfréna tous ses instincts, et parvint à se montrer sous son meilleur jour. No et El, qui se méfiaient de lui, avaient prévenu les autres : “Il faut qu'il en sache le moins possible”. Le bijoutier s'étonnait de ne jamais les entendre parler. Mais ils avaient l'air si parfaitement heureux qu'il était persuadé que tout se passait au mieux. Un œil un peu plus sensible à la poésie aurait remarqué que ce bonheur n'était véritablement parfait que de midi à 16h et chaque heure de la nuit, ce qui coïncidait aux moments où Tar était là. Il les rejoignait pour le déjeuner, restait un peu, retournait travailler à la forge et s'échappait de sa chambre pour aller dormir avec eux.

Le matin du jour J Io, Na, Té, Eau, Ri, No, El et Tar se réveillèrent fiers d'eux. La veille les ouvriers avaient fini la fabrication du centième boîtier, dont quarante-sept étaient déjà vendus et n'avaient plus qu'à être livrés. Le bijoutier s'était grassement remboursé de ses efforts et, pour célébrer cette réussite et sa fortune future, il organisa un grand dîner pour les orphelins. Ils passa la soirée à les féliciter. Mais ce bonheur fut de courte durée. Il restait une vingtaine de boîtiers à écouler, les commandes pour la prochaine fournée étaient passées et payées quand No devint le porteur d'une bien mauvaise nouvelle. En attendant la deuxième session de fabrication, les cinq ouvriers portaient une casquette de vendeur. Le bijoutier louait les services d'un voiturier pour les emmener dans les quartiers riches des villes et villages alentour.

No frappe à une porte, se présente à la femme venue ouvrir et lui délivre son petit discours. Il se tient prêt à répondre à ses questions, à contrer ses arguments. Mais ce qu'elle lui répond lui coupe le souffle : “J'en ai déjà commandé deux. J'ai vu une réclame dans le journal. Je les reçois dans deux semaines."

No : "Une réclame ?"

La femme : "Oui... attendez, je vais vous montrer le journal."

La première lecture laisse No en état de choc. Il relit, pour être sûr.

INTERNET + UN FILS ETUDIANT A L'ETRANGER ? UN MARI SOUVENT ABSENT ? GARDEZ LE CONTACT ! (Ce message se trouve sous le dessin d'une machine pourvue d'un écran contenant un visage souriant accompagné d'une mention en diagonale : Seulement 30 pièces d'or. Sous ce message, écrit plus petit, se trouve les instructions pour passer commande et les caractéristiques du produit.)

No remercie la femme, lui souhaite une bonne journée et s'éloigne pour allumer son boîtier de démonstration. Il écrit sur un papier qu'il colle devant l'écran : RDV VOITURE - REUNION D'URGENCE. Quand ils sont tous (No a prévenu Tar en route) autour de la table de la salle à manger du bijoutier, No y jette le journal qu'il a acheté en allant à la voiture . Dans un murmure confus où vibre autant de peur que d'indignation, le bijoutier, croyant briser le silence, bégaye : “30 pièces d'or... Mais... comment ? Qui ?” Cela représente moins que ce que leur coûte, à eux, la fabrication d'un boîtier. Quelqu'un a volé l'invention d'El. Ils ont vendu des boîtiers à la femme d'un riche industriel. Celui-ci, flairant l'opportunité, les a confiées à son équipe de chercheurs et développeurs scientifiques. En quelques temps il lançait la production d'un boîtier amélioré pour beaucoup moins cher dans l'une de ses usines. Les orphelins et le bijoutier, qui ignorent tout de cette histoire, mettent du temps à encaisser le coup. No prend la parole en premier. Il veut que le bijoutier l'entende : "Qu'est-ce qu'on va faire ? Sauf si il fonctionne mal, avec un prix pareil, on peut même pas commencer à leur faire de la concurrence !"

Na : "Et si le nôtre avait quelque chose que le leur n'a pas ?"

El : "Comme quoi ? Ils ont réussi à rendre les sons transmissibles, le boîtier est moins lourd et plus joli..."

Ri : "Et on peut vraiment pas baisser nos prix ?"

Le bijoutier : "Même en baissant la qualité au maximum, en améliorant la productivité, à ce prix là on n'aurait même pas de quoi se payer !"

Eau : "Mais c'est El qui a eu l'idée !"

Té et Tar : "Ils n'ont pas le droit de voler ton idée !"

Le bijoutier : "Malheureusement, rien ne les en empêche."

Io : "Rien ?"

Le bijoutier : "Rien."

Na : On peut toujours y mettre le feu.

El eut besoin de poudre et d'alcool. Té se rendit chez le bûcheron, qui aimait la chasse. Na et Io allèrent à l'orphelinat. Io divertit la nonne pendant que Na s'introduisait dans le placard à entretien.

Dans la nuit, Io, Na, Té, Eau, Ri, No, El et Tar prirent la direction de l'usine dont l'adresse figurait sur le bon de commande. Tout se passa très vite. Tar ouvrit une porte avec le passe-partout qu’il avait volé au forgeron. Une fois à l’intérieur ils se dispersèrent : quatre à travers le rez-de-chaussée, quatre au premier étage. Là ils suivirent le plan à la lettre. No donna le premier signal, quatre bombes explosèrent. Au deuxième cri de No, quatre autres déflagrations se firent entendre. Le vacarme réveilla la gendarmerie, qui n’était pas loin.

Io et Na moururent dans l'incendie. Té seul réussit à s'enfuir. Eau et Ri furent saisies et emmenées à la prison pour femmes. No, El et Tar furent arrêtés et envoyés au bagne. Séparés, les survivants ne le restèrent pas longtemps et très vite, ils furent réunis dans l'autre dimension.

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